: Jean-Michel Lemonnier, bloc-notes: eschatologies
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samedi 3 septembre 2016

La nature eschatologique de la guerre pour l'Eurasie 1- Attente eschatologique et messianisme dans le monde orthodoxe (PARTIE I)


La nature eschatologique de la guerre pour l'Eurasie
La guerre qui se déroule actuellement dans le Rimland, dans sa partie moyen-orientale, a réactualisé les attentes eschatologiques autant chez les chrétiens orthodoxes que chez les protestants ou les musulmans.

1- Attente eschatologique et messianisme dans le monde orthodoxe
"Et les voûtes anciennes de Sainte Sophie, dans la Byzance renouvelée, abriteront de nouveau l’autel du Christ. Agenouille-toi devant elles, ô tsar russe, et relève-toi comme tsar de tous les Slaves !". Fiodor Ivanovitch Tiouttchev (1803-1873)
"Le messianisme est un pressentiment historique non seulement de la Deuxième apparition du Messie, mais aussi de l’avènement du royaume de Dieu. Le christianisme est une religion messianique, prophétique, tournée vers le futur, vers le Royaume de Dieu. La lumière vient non seulement du passé, mais aussi du futur" (Berdiaev, 1948  : p.54).
Les tensions entre la Turquie et la Russie dans le contexte de guerre au Moyen-Orient ont généré de fortes réactions anti-turques dans le monde orthodoxe. Cela est, bien évidemment, lié aux rapports conflictuels que l'aire civilisationnelle orthodoxe a entretenu avec l'Empire ottoman puis la Turquie au fil des siècles. La prise de Constantinople par les Turcomans en 1453 marque définitivement la fin de la splendeur de la deuxième Rome orthodoxe. La Divine Liturgie ne résonnera plus dans l'église Sainte-Sophie. C'est à partir de ce moment que Moscou va s'imposer comme l'héritière de Byzance-Constantinople. Un retour historique s'impose ici pour saisir que Byzance n'était déjà plus orthodoxe à l'arrivée des Turcs. En 1439, le concile de Ferrare-Florence permit de conclure un accord entre chrétiens latins et chrétiens grecs sur les différentes points, autant théologiques que politiques alors en discussion. Le décret d'union affirme en particulier : que le Saint-Esprit émane du Père et du Fils en même temps qu'il procède de l'un et de l'autre comme d'un seul principe, la légitimation de l'ajout du Filioque, les quatre fins de l'homme, la consécration de l'eucharistie qui peut se faire autant sur du pain fermenté que sur du pain azyme, ou encore la primauté du Saint-Siège apostolique et le pontife romain (le Pape) sur tout l'univers et qu'au patriarche de Constantinople revient le second rang dans l'Eglise. Ces affirmations remettent radicalement en cause la spécificité de l'orthodoxie. Le 11 décembre 1452 a lieu la dernière célébration de la Divine Liturgie orthodoxe en l'église Sainte-Sophie de Constantinople. Le lendemain,  12 décembre, le patriarche de Kiev et de toute la Russie (mais en réalité privé de son siège par le Prince de Moscovie, Basile) proclame l'union de l'Eglise d'Orient et d'Occident, et ce malgré l'opposition du clergé orthodoxe  et l'hostilité de la population. Pour ces derniers, il s'agit à l'évidence d'une trahison des dirigeants de Constantinople partisans de l'union des deux  Eglises, Jean VIII paléologue puis Constantin XI, dernier empereur romain d'Orient. Sachons, par ailleurs, que depuis 1451, Constantinople n'a plus de patriarche. Grégoire Mammas rejeté par une partie des fidèles quitte la ville pour rejoindre Rome.  Jusqu'au 29 mai 1453, date de la dernière sainte Liturgie, tous les offices célébrés dans la basilique n'ont donc pas été des célébrations liturgiques orthodoxes. Cette union entre Eglise latine et Eglise grecque-byzantine aura des conséquences graves, en particulier après la conquête de Constantinople par les troupes turques ottomanes de Mehmet II, le 24 mai 1453. Les Ottomans transformeront alors Sainte-Sophie en Mosquée (puis en musée des siècles plus tard). Le fait d'avoir accepté cette union entre Latins et Grecs a, certainement, privé Constantinople du soutien de la Moscovie (de Moscou devenue Troisième Rome) dans sa lutte contre les envahisseurs. Il est possible que sans cet accord le dernier Empereur byzantin ait reçu plus de soutien des chrétiens orientaux orthodoxes qu'il n'en a reçu de la part des chrétiens occidentaux auxquels lui et son prédécesseur avaient pourtant fait de larges concessions, à la fois sur le plan religieux et dans le domaine politique. L'histoire de l'Europe, du monde, aurait alors suivi un chemin totalement différent. Enfin, faut-il le préciser, l'idée d'une Moscou, Troisième Rome, est avant tout le souhait des Serbes et des Bulgares qui souhaitent que la Moscovie prenne le relai d'un Empire byzantin détruit. Elle est aussi celle des Autrichiens qui espèrent flatter les orthodoxes russes et qui voient dans la Russie un allié nécessaire pour contrer le péril ottoman qui menace l'Europe centrale. Il n'empêche que le mythe d'une Russie héritière de Byzance et protectrice de la Foi orthodoxe est bien une réalité qui imprègne nombre de discours politiques et...eschatologiques...
Or donc, revenons à l'histoire récente. Le 26 novembre 2015, alors que l'armée turque membre de l'OTAN vient d'abattre deux jours auparavant un avion russe dans le contexte de guerre en Syrie, des manifestants pro-russes se mettent à brûler des drapeaux étasunien et turc en plein centre-ville d'Athènes. On observe le même genre de scènes en Bulgarie. Ce n'est pas un hasard si ces réactions violentes ont lieu dans des pays orthodoxes colonisés par les turcomans, voisins de la Turquie actuelle. Il s'agit bien de montrer sa solidarité envers les Russes et dans le même temps de rappeler que la Turquie reste un ennemi du monde orthodoxe. Ce constat est confirmé par le comportement d'autres nations de culture orthodoxe qu'elles soient serbe ou roumaine, dont les ancêtres vécurent sur le territoire de l'Empire grec-byzantin avant de connaître le joug ottoman durant des siècles. Mais ces expressions de haine anti-turcs montrent quelque chose qui tient non seulement de la réactivation du souvenir d'une histoire douloureuse pour les peuples orthodoxes, mais aussi d'une attente à caractère eschatologique propre au monde orthodoxe. Car, en effet, il existe quantité de prophéties nées au cœur de la tradition chrétienne orthodoxe qui annoncent le retour de Constantinople, aujourd'hui Istanbul, à la Foi droite. L'état des relations entre la Turquie et la Russie est vu comme un signe de la Fin des temps et comme la réalisation prochaine de cette prophétie récurrente qui proclame la libération de Constantinople.

Ce sont principalement des saints de l'Eglise orthodoxe, tels saint Païssios l'Athonite (1924-1994) ou saint Cosmas d'Étolie (1714-1779) qui sont les auteurs de ces prophéties qui avancent que la Turquie et la Russie se livreront un combat à l'issue duquel l'héritière de l'Empire ottoman sera défaite. Selon l'une d'elle, la Turquie vaincue sera alors partitionnée, divisée en trois ou quatre parties dont l'une d'elles deviendra le pays des Kurdes. Un tiers des Turcs musulmans mourra, un autre tiers sera contraint de regagner la terre d'origine des Turcs (en Tzoungarie dans la zone nord du Xinjiang, au sud-ouest de l'Altaï ?), et le tiers restant se convertira au christianisme. L'événement eschatologique commun à l'ensemble de ces prédictions est, dans tous les cas, la libération de la partie turque de l'ancien territoire de l'Empire byzantin, la libération de Constantinople par les Russes qui la donneront à la Grèce.

Sans doute convient-il de revenir, maintenant, sur le particularisme de l'homme russe d'attitude traditionnelle, à travers ce qu'en disent à son propos certains intellectuels russes - leurs trajectoires intellectuelle et spirituelle étant un témoignage de ce mode d'être au monde - pour bien comprendre ce mysticisme largement imprégné d'une vision géopolitique eschatologique grande-continentale. Selon Nicolas Berdiaev, pour qui "L’homme n’est pas une unité dans l’univers, faisant partie d’une machine non-rationnelle, mais un membre vivant d’une hiérarchie organique, appartenant à un ensemble réel et vivant", l'idée religieuse est consubstantielle à l'âme russe. Il existerait, selon lui, deux types de conscience apocalyptique chez l'homme russe. L'une serait de type ascétique et réactionnaire et émanerait essentiellement des êtres qui se consacrent à la vie monastique attendant, reclus, la fin du monde dans la terreur et l'angoisse. L'autre grande conscience apocalyptique serait propre aux masses russes. Elle est une attente de la réalisation de la justice chrétienne sur Terre mettant un terme aux fausses valeurs et aux mensonges du monde bourgeois. En cela, le communisme rejoint cette attente eschatologico-messianique orthodoxe qui ne correspond donc pas à une passivité devant les événements de la vie, mais bien plutôt enjoint chaque homme à s'activer pour faire naître le Royaume sur Terre. 

Berdiaev, N. (1948). Le sens de l’histoire. Essai d’une philosophie de la destinée humaine. Paris : Aubier-Montaigne (traduit par S. Jankevitch)
Berdiaev, N. (1946). L’esprit de Dostoïevski. Paris : Stock (traduit par A. Nerville) (première publication 1923)
(Jean-Michel Lemonnier, 2016, extrait d'un livre non publié)
à suivre...

samedi 19 décembre 2015

Sur les dimensions de la Liturgie : dimension eschatologique, temps et centralité cosmiques (partie IV)

La Divine Liturgie est au centre la Création. Le lieu où elle est célébrée devient le centre de la Création. L'Univers tout entier rayonne autour de ce centre liturgique. Chaque lieu de culte où elle est célébrée devient donc le centre de l'univers, mais s'il y a une multiplicité de centres, il n'existe bien sûr qu'une Création. Qui plus est par Création il faut non seulement entendre le monde sensible mais aussi le monde invisible, l'Autre Monde. La Liturgie (orthodoxe) est donc bien une liturgie cosmique qui convoque l'entiéreté des mondes. Lors de la célébration liturgique, toute l'économie de la Création est actualisée, des commencements à la fin des temps. Le centre de  la Divine Liturgie projette l'éternité dans le temps. C'est un temps en dehors du temps. Formule paradoxale qui dit que toutes les catégories du temps et d'espace sont abolies. 
La Liturgie est Théophanie. La présence du Christ n'est pas imaginaire ou symbolique, elle est réelle durant la célébration ou plutôt réactualisation rituelle. Cette seconde expression devrait être préférée  à la première, car il s'agit moins de se souvenir ou de commémorer que de régresser aux origines, i.e. lors de la vie du Christ.
La Liturgie réactualise ainsi  le mystère de l'Incarnation par l'Anaphore quand le célébrant en présence des co-célébrants prononce les paroles dites lors de la Cène. A partir de ce moment, Le célébrant et les co-célébrants (les fidèles), donc ceux qui "réactualisent", deviennent contemporains du Christ. Ce dernier est avec eux, ici et maintenant. 
Toute l'économie du salut est présente dans la Liturgie, de la première à la seconde Venue. La Liturgie affirme autant le temps des commencements, ab origine que la présence des fins dernières. Elle a donc bien une dimension eschatologique dans ses différentes déclinaisons : à l'échelle individuelle (mort de la personne), de la société (du monde) et dans celle concernant la "dernière génération".

La liturgie eucharistique est le centre de l'énergie divine qui se diffuse à travers tout l'univers. Elle n'est pas une idée, un concept théorique, elle est expérience. Expérience de la Gloire de Dieu...

Les temps de la vie de l'Eglise sont organisés de manière à ce qu'ils soient ouverts sur l'éternité. Différents temps cohabitent les uns avec les autres qui sont autant de cycles. Ils sont tous liés. 
1) le premier correspond au cycle des jours, c'est celui de la vie du Christ,
2) le deuxième est le cycle des semaines qui correspond au temps de la Création, soit 8 jours ; le 8e jour étant une ouverture sur l'éternité, 
3) le troisième est le cycle des mois centré sur les différentes fêtes et sur la vie des saints, sur des dates fixes,
4) le quatrième correspond au temps des fêtes mobiles comme Pâques et qui sont véritablement ouverture sur l'éternité. Par l'exemple de sa vie, le Christ, ayant vaincu la mort, nous fait passer du temps à l'éternité.

source non identifiée

Si chaque jour du temps liturgique cyclique oblige à la répétition, à la mêmeté rituelle, à l'actualisation des mêmes événements, des changements subtils se produisent en l'homme religieux. La tension d'epectase, celle qui ouvre le coeur à Dieu et remplit progressivement de Grâce transforme ce temps cyclique, spiralique en éternité sphérique correspondant à un état de plénitude absolue, "finale". C'est ce vers quoi doit tendre l'homme religieux, en l'occurrence le chrétien sincère. C'est un chemin de grande humilité, très risqué et décourageant. Mais c'est aussi la seule voie de la sincérité spirituelle, forcément discrète et secrète. Il faut donc montrer la plus grande méfiance à l'égard des êtres qui étalent leur vie spirituelle, affichent leurs convictions religieuses à leur boutonnière. L'indécence n'est, évidemment, pas de se déclarer chrétien mais de se déclarer chrétien et illuminé. L'authentique chrétien éclairé, espèce rare, n'éprouve, de toute évidence, aucun besoin d'affirmer son état de béatitude à la face du monde...

VOIR aussi sur ce blogue :
http://jeanmichel-lemonnier.blogspot.fr/2015/10/sur-les-dimensions-de-la-liturgie-et.html
http://jeanmichel-lemonnier.blogspot.fr/2015/10/precisions-sur-le-concept-de.html
http://jeanmichel-lemonnier.blogspot.fr/2015/11/sur-les-dimensions-de-la-liturgie-et.html
http://jeanmichel-lemonnier.blogspot.fr/2015/10/jacques-le-juste-frere-du-seigneur-23.html


jeudi 2 juillet 2015

Virgil Gheorghiu, le temps et l'espace liturgiques

Ces quelques lignes du prêtre orthodoxe et écrivain V. Gheorghiu nous renseignent, dans un langage très simple, sur les catégories de l'espace et du temps effectives durant la Divine Liturgie : "Chaque dimanche (...) à la célébration de la Divine Liturgie, je devinais la présence invisible, à côté des anges, de tous les gens du village qui étaient morts et enterrés autour de notre maison. Mais, à côté d'eux et des anges, il y avait au synaxe, toujours invisbles, les chrétiens de notre village qui naîtront dans les jours, dans les années et dans les siècles à venir. Dans notre petite église, comme dans toutes les églises, il n'y avait pas de passé, de présent ni d'avenir" (Virgil Gheorghiu, (1965, rééd 1990) : De la vingt-cinquième heure à l'heure éternelle, p. 64).
Rappelons que l'espace religieux sacré de l'église se distingue de l'espace profane du dehors (hors l'église). Mais ce que nous dit ce texte c'est que dans l'enceinte sacrée, il n'y a pas de frontière entre l'univers sensible et le monde suprahumain et que le temps est aboli, les fidèles deviennent contemporains de la vie du Christ et de celle de toute l'humanité passée, présente et à venir. Tout est déjà là. Par incidence, le temps liturgique, n'est ni un temps du souvenir de la vie du Christ, ni une commémoration de celle-ci. Ainsi, la messe chrétienne orthodoxe est bien réactualisation rituelle des événements de l'existence de Jésus-Christ. Les conceptions profanes du temps et de l'espace n'ont donc plus cours. Ce petit texte affirme, de fait, la cyclicité du temps liturgique et confirme par là que le temps du christianisme n'est pas uniquement linéaire. Si dans le christianisme, à l'instar du judaïsme, il y a bien un début (la Création cosmique, Adam puis le Nouvel Adam chrétien Jésus-Christ) et une fin (eschatologie cosmique), le temps liturgique est, quant à lui, cyclique et s'apparente à celui propre aux religions cosmiques pré-chrétiennes ou non -chrétiennes. On ajoutera que concomitamment à ce temps qui concerne la totalité de la Création coexistent le temps des communautés humaines (celui d'une société ou d'une génération s'achevant par leur destruction qui renvoie à l'eschatologie humaine) et le temps personnel inscrit dans cet intervalle entre la naissance et la mort physique et se prolongeant par la naissance au Ciel (eschatogie personnelle).
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