La nature eschatologique de la guerre
pour l'Eurasie
La guerre qui se déroule actuellement
dans le Rimland, dans sa partie moyen-orientale, a réactualisé les attentes
eschatologiques autant chez les chrétiens orthodoxes que chez les protestants
ou les musulmans.
1- Attente eschatologique et messianisme
dans le monde orthodoxe
"Et les voûtes anciennes de Sainte
Sophie, dans la Byzance renouvelée, abriteront de nouveau l’autel du Christ.
Agenouille-toi devant elles, ô tsar russe, et relève-toi comme tsar de tous les
Slaves !". Fiodor Ivanovitch Tiouttchev (1803-1873)
"Le messianisme est un pressentiment
historique non seulement de la Deuxième apparition du Messie, mais aussi de
l’avènement du royaume de Dieu. Le christianisme est une religion messianique,
prophétique, tournée vers le futur, vers le Royaume de Dieu. La lumière vient
non seulement du passé, mais aussi du futur" (Berdiaev, 1948 : p.54).
Les tensions entre la Turquie et la Russie dans
le contexte de guerre au Moyen-Orient ont généré de fortes réactions
anti-turques dans le monde orthodoxe. Cela est, bien évidemment, lié aux
rapports conflictuels que l'aire civilisationnelle orthodoxe a entretenu avec
l'Empire ottoman puis la Turquie au fil des siècles. La prise de Constantinople
par les Turcomans en 1453 marque définitivement la fin de la splendeur de la
deuxième Rome orthodoxe. La Divine Liturgie ne résonnera plus dans l'église
Sainte-Sophie. C'est à partir de ce moment que Moscou va s'imposer comme
l'héritière de Byzance-Constantinople. Un retour historique s'impose ici pour
saisir que Byzance n'était déjà plus orthodoxe à l'arrivée des Turcs. En 1439,
le concile de Ferrare-Florence permit de conclure un accord entre chrétiens
latins et chrétiens grecs sur les différentes points, autant théologiques que
politiques alors en discussion. Le décret d'union affirme en particulier : que
le Saint-Esprit émane du Père et du Fils en même temps qu'il procède de l'un et
de l'autre comme d'un seul principe, la légitimation de l'ajout du Filioque,
les quatre fins de l'homme, la consécration de l'eucharistie qui peut se faire
autant sur du pain fermenté que sur du pain azyme, ou encore la primauté du
Saint-Siège apostolique et le pontife romain (le Pape) sur tout l'univers et
qu'au patriarche de Constantinople revient le second rang dans l'Eglise. Ces
affirmations remettent radicalement en cause la spécificité de l'orthodoxie. Le
11 décembre 1452 a lieu la dernière célébration de la Divine Liturgie orthodoxe
en l'église Sainte-Sophie de Constantinople. Le lendemain, 12 décembre,
le patriarche de Kiev et de toute la
Russie (mais en réalité privé de son siège par le Prince de Moscovie,
Basile) proclame l'union de l'Eglise d'Orient et d'Occident, et ce malgré
l'opposition du clergé orthodoxe et
l'hostilité de la population. Pour ces derniers, il s'agit à l'évidence d'une
trahison des dirigeants de Constantinople partisans de l'union des deux Eglises, Jean VIII paléologue puis Constantin
XI, dernier empereur romain d'Orient. Sachons, par ailleurs, que depuis 1451,
Constantinople n'a plus de patriarche. Grégoire Mammas rejeté par une partie
des fidèles quitte la ville pour rejoindre Rome. Jusqu'au 29 mai 1453, date de la dernière
sainte Liturgie, tous les offices célébrés dans la basilique n'ont donc pas été
des célébrations liturgiques orthodoxes. Cette union entre Eglise latine et
Eglise grecque-byzantine aura des conséquences graves, en particulier après la
conquête de Constantinople par les troupes turques ottomanes de Mehmet II, le
24 mai 1453. Les Ottomans transformeront alors Sainte-Sophie en Mosquée (puis
en musée des siècles plus tard). Le fait d'avoir accepté cette union entre
Latins et Grecs a, certainement, privé Constantinople du soutien de la Moscovie
(de Moscou devenue Troisième Rome) dans sa lutte contre les envahisseurs. Il
est possible que sans cet accord le dernier Empereur byzantin ait reçu plus de
soutien des chrétiens orientaux orthodoxes qu'il n'en a reçu de la part des
chrétiens occidentaux auxquels lui et son prédécesseur avaient pourtant fait de
larges concessions, à la fois sur le plan religieux et dans le domaine
politique. L'histoire de l'Europe, du monde, aurait alors suivi un chemin
totalement différent. Enfin, faut-il le préciser, l'idée d'une Moscou,
Troisième Rome, est avant tout le souhait des Serbes et des Bulgares qui souhaitent
que la Moscovie prenne le relai d'un Empire byzantin détruit. Elle est aussi
celle des Autrichiens qui espèrent flatter les orthodoxes russes et qui voient
dans la Russie un allié nécessaire pour contrer le péril ottoman qui menace
l'Europe centrale. Il n'empêche que le mythe d'une Russie héritière de Byzance
et protectrice de la Foi orthodoxe est bien une réalité qui imprègne nombre de
discours politiques et...eschatologiques...
Or donc, revenons à l'histoire récente. Le 26
novembre 2015, alors que l'armée turque membre de l'OTAN vient d'abattre deux
jours auparavant un avion russe dans le contexte de guerre en Syrie, des
manifestants pro-russes se mettent à brûler des drapeaux étasunien et turc en
plein centre-ville d'Athènes. On observe le même genre de scènes en Bulgarie.
Ce n'est pas un hasard si ces réactions violentes ont lieu dans des pays
orthodoxes colonisés par les turcomans, voisins de la Turquie actuelle. Il
s'agit bien de montrer sa solidarité envers les Russes et dans le même temps de
rappeler que la Turquie reste un ennemi du monde orthodoxe. Ce constat est
confirmé par le comportement d'autres nations de culture orthodoxe qu'elles
soient serbe ou roumaine, dont les ancêtres vécurent sur le territoire de
l'Empire grec-byzantin avant de connaître le joug ottoman durant des siècles. Mais
ces expressions de haine anti-turcs montrent quelque chose qui tient non
seulement de la réactivation du souvenir d'une histoire douloureuse pour les
peuples orthodoxes, mais aussi d'une attente à caractère eschatologique propre
au monde orthodoxe. Car, en effet, il existe quantité de prophéties nées au
cœur de la tradition chrétienne orthodoxe qui annoncent le retour de
Constantinople, aujourd'hui Istanbul, à la Foi droite. L'état des relations
entre la Turquie et la Russie est vu comme un signe de la Fin des temps et
comme la réalisation prochaine de cette prophétie récurrente qui proclame la
libération de Constantinople.
Ce sont principalement des saints de l'Eglise
orthodoxe, tels saint Païssios l'Athonite (1924-1994) ou saint Cosmas d'Étolie (1714-1779)
qui sont les auteurs de ces prophéties qui avancent que la Turquie et la Russie
se livreront un combat à l'issue duquel l'héritière de l'Empire ottoman sera
défaite. Selon l'une d'elle, la Turquie vaincue sera alors partitionnée,
divisée en trois ou quatre parties dont l'une d'elles deviendra le pays des
Kurdes. Un tiers des Turcs musulmans mourra, un autre tiers sera contraint de
regagner la terre d'origine des Turcs (en Tzoungarie dans la zone nord du
Xinjiang, au sud-ouest de l'Altaï ?), et le tiers restant se convertira au
christianisme. L'événement eschatologique commun à l'ensemble de ces
prédictions est, dans tous les cas, la libération de la partie turque de
l'ancien territoire de l'Empire byzantin, la libération de Constantinople par
les Russes qui la donneront à la Grèce.
Sans doute convient-il de
revenir, maintenant, sur le particularisme de l'homme russe d'attitude
traditionnelle, à travers ce qu'en disent à son propos certains intellectuels
russes - leurs trajectoires intellectuelle et spirituelle étant un témoignage de
ce mode d'être au monde - pour bien comprendre ce mysticisme largement imprégné
d'une vision géopolitique eschatologique grande-continentale. Selon Nicolas
Berdiaev, pour qui "L’homme n’est
pas une unité dans l’univers, faisant partie d’une machine non-rationnelle,
mais un membre vivant d’une hiérarchie organique, appartenant à un ensemble
réel et vivant", l'idée religieuse est consubstantielle à l'âme russe.
Il existerait, selon lui, deux types de conscience apocalyptique chez l'homme
russe. L'une serait de type ascétique et réactionnaire et émanerait
essentiellement des êtres qui se consacrent à la vie monastique attendant,
reclus, la fin du monde dans la terreur et l'angoisse. L'autre grande
conscience apocalyptique serait propre aux masses russes. Elle est une attente
de la réalisation de la justice chrétienne sur Terre mettant un terme aux
fausses valeurs et aux mensonges du monde bourgeois. En cela, le communisme
rejoint cette attente eschatologico-messianique orthodoxe qui ne correspond donc
pas à une passivité devant les événements de la vie, mais bien plutôt enjoint
chaque homme à s'activer pour faire naître le Royaume sur Terre.
Berdiaev, N. (1948). Le sens de
l’histoire. Essai d’une philosophie de la destinée humaine. Paris : Aubier-Montaigne (traduit par
S. Jankevitch)
Berdiaev, N. (1946). L’esprit de
Dostoïevski. Paris : Stock (traduit par A.
Nerville) (première publication 1923)
(Jean-Michel Lemonnier, 2016, extrait d'un livre non publié)
à suivre...