Depuis le 11 septembre, les Etats-Unis ont assigné à
la Turquie le rôle de "Pont civilisationnel" entre Orient Occident. Membre
de l'OTAN depuis 1952, la Turquie est un allié de longue date de Washington.
Les premiers accords de coopération entre les deux entités datent de l'époque
de l'Empire ottoman, mais c'est surtout après la Deuxième Guerre mondiale que
la Turquie devient un partenaire solide des Etats-Unis malgré les désaccords
récents entre Washington et Ankara portant, en autres, sur la question kurde. La
Turquie est considérée comme un grand allié d'Israël dans la région. Mais, les condamnations récurrentes par Recep Tayyip
Erdogan de la
politique israélienne envers les palestiniens ont, cependant, quelque peu
refroidi les relations entre les deux pays.
La Turquie est perçue dans le monde arabe comme
l'héritière de l'Empire ottoman. Les Turcs veulent se différencier des Arabes
et des Iraniens. De leur côté les Arabes se sentent peu d'affinités avec les
Turcs et les Iraniens et ces derniers refusent d'être confondus avec les Turcs
majoritairement sunnites et les Arabes sunnites ou non. La construction
artificielle des Etats-Nations dans la région a eu pour conséquences
désastreuses l'extermination de centaines de
milliers de personnes appartenant aux minorités ethniques et religieuses,
notamment kurdes et palestiniennes. Le génocide arménien qui a fait entre 1,2
et 1,5 millions de morts est encore une plaie béante. Le retrait des Russes en
1917 suite à la révolution bolchévique favorise encore la politique
d'extermination menée contre les Kurdes et Arméniens, mais également celle des
Assyro-chaldéens et d'autres minorités présentes sur le territoire de l'Empire
ottoman en pleine désagrégation. L'animosité sinon la haine entre les
différents peuples de la région est encore très vivace. La détestation des
Turcs pour les Arabes est très vive, à tel point que les signes de ce rejet du
monde arabe se manifestent dans les écoles turques : dans les cours coraniques
l'arabe est enseignée comme une langue morte... La Turquie, membre de l'OTAN,
est par ailleurs considérée, à juste titre, comme l'alliée d'Israël. Qui plus
est, l'alliance des voisins syriens et irakiens avec la Russie renforce encore
la méfiance des Arabes envers les Turcs. Des contentieux historiques et
toujours pas réglés pourrissent les relations entre la Turquie et ses
différents voisins. Entre 2012 et 2015, les incidents à la frontière
turco-syrienne se sont multipliés, des avions ont été détournés ou abattus. Les
relations de la Turquie avec l'Irak ne sont guère plus cordiales. Aux signes de
détentes entre les deux Etats succèdent des tensions en relation avec la forte
présence kurde (PKK, parti des travailleurs du Kurdistan) dans le nord de
l'Irak, surtout à l'époque de Saddam Hussein. L'assassinat de celui-ci par la
coalition internationale (comprendre l'anglosphère) et la destruction en règle
du pays par cette même coalition n'a pas vraiment changé la donne diplomatique
entre ces deux pays, même si la zone kurde a pu représenter durant un moment
une sorte de glacis protecteur pour l'Etat turc.
Erdogan ne pourrait supporter la défaite des islamistes
en Syrie avec qui il commerce. Il existe en, effet, une route du pétrole de
l'EIIL, avec pour centre de ce trafic, le port turc de Ceyhan. Un représentent
des services de renseignements irakien expose la mécanique de ces opérations de
contrebande pétrolière. Le pétrole est vendu au plus offrant et ce sont à la
fois des Turcs, des Iraniens, des Syriens ou des Kurdes irakiens qui se
disputent sur ce marché parfaitement illégal. Le pétrole part en camion de la
province de Ninive (Nord de l'Irak) et arrive à Zakho au Kurdistan irakien,
ville située à proximité de la frontière turque où les convois sont accueillis
par intéressés sus-cités. Les camions franchissent ensuite la frontière (très
poreuse avec la Turquie) pour atteindre la ville de Silopi en Anatolie du
sud-est. A partir de là, il est impossible de connaître la provenance de
l'hydrocarbure puisque les sources d'approvisionnement se confondent. Il est
alors illusoire d'essayer de distinguer le pétrole de l'EIIL venu du territoire
irakien contrôlé par l'organisation islamique, de celui extrait dans le
territoire kurde irakien. Le pétrole est, ensuite, acheminé vers Israël par des
sociétés de transport maritime, dont certainement celle de Bilal Erdogan, fils
de l'actuel président turc. En conséquence, Israël peut être considéré comme un
client de l'EIIL. Le ministre syrien de l'information Omran al-Zoubi est
convaincu que la famille Erdogan est largement impliquée dans le trafic
d'hyrdocarbures mais aussi d'œuvres d'art avec l'organisation terroriste : "All of the oil was
delivered to a company that belongs to the son of Recep [Tayyip] Erdogan. This is why Turkey became anxious when Russia
began delivering airstrikes against the IS infrastructure and destroyed more
than 500 trucks with oil already. This really got on Erdogan and his company’s
nerves. They’re importing not only oil, but wheat and historic artefacts as
well ' "[1]. L'implication d'Israël dans ce
trafic mafieux est, quant à elle, dévoilée
par le média al-Araby : "According
to a European official at an international oil company who met with al-Araby
in a Gulf capital, Israel refines the oil only "once or twice"
because it does not have advanced refineries. It exports the oil to
Mediterranean countries - where the oil 'gains a semi-legitimate status' - for
$30 to $35 a barrel. 'The oil is sold within a day or two to a number of
private companies, while the majority goes to an Italian refinery owned by one
of the largest shareholders in an Italian football club [name removed] where
the oil is refined and used locally," added the European oil official.
'Israel has in one way or another become the main marketer of IS oil. Without
them, most IS-produced oil would have remained going between Iraq, Syria and
Turkey. Even the three companies would not receive the oil if they did not have
a buyer in Israel' said the industry official. According to him, most countries
avoid dealing in this type of smuggled oil, despite its alluring price, due to
legal implications and the war against the Islamic State group"[2].
On comprend donc bien la nervosité d'Ankara depuis le début de l'
intervention russe. L'aviation russe détruit, en effet, régulièrement des
convois. Depuis le début des opérations militaires au Levant, la Russie doit
donc se méfier de la Turquie censé pourtant combattre les groupes djihadistes.
L'armée turque occupe le nord de la Syrie et s'oppose aux Kurdes syriens. Depuis
de nombreuses années, la Turquie d'Erdogan est une alliée du Qatar qui a,
notamment, financé les Frères musulmans en Egypte mais aussi Daech et qui
souhaite la chute du président syrien. En conséquence, quand l'armée russe a
commencé à bombarder les positions des djihadistes salafistes dans le nord de
la Syrie, Moscou est finalement entrée en conflit avec Ankara. Le 24 novembre
2015, après plusieurs semaines de tensions turco-russes, un bombardier russe
Soukhoï Su-24, accusé d'avoir violé l'espace aérien turc est abattu par un F-16
turc. Un événement sans précédent depuis des décennies. C'est en effet la
première fois depuis la guerre de Corée. qu'un appareil russe est la cible
d'une armée d'un Etat membre de l'OTAN. Le bombardier russe abattu et
l'assassinat d'un pilote russe ont été un prétexte pour exacerber la stratégie
de la tension menée par le président turc Erdogan. Le lieutenant-colonel Oleg
Peshkov qui a réussi à s'éjecter de son avion - avec son camarade qui lui a
survécu - a donc été tué par Alparslan Celik, chef de la brigade turkmène
syrienne, cinquième colonne d'Erdogan en Syrie. Les jours précédents l'attaque
de l'avion et l'assassinat du militaire russe, la brigade turque avait dû
reculer face à l'offensive des forces armées Syriennes agissant en coordination
avec l’aviation Russe dans la province Nord de Lattaquié, située à proximité
de la frontière turque. Conséquemment à
ces actes terroristes perpétrés par le pouvoir turc, la réaction de Moscou ne
s'est pas faite attendre : suspension des relations commerciales entre les deux
pays, expulsion des entreprises turques travaillant en Russie, etc. Ce boycott
a généré des pertes financières faramineuses pour l'économie turque. Erdogan
n'a pas anticipé la réaction de l'ours russe. Les forces syriennes loyalistes
progressent et repoussent les combattants de l'EIIL grâce au soutien de
l'aviation russe. Le nord de la Syrie est peu à peu libéré des groupes
terroristes.
De surcroît, Erdogan ne peut envisager l'idée
d'un Etat kurde aux frontières de la Turquie. Mâter les rebelles kurdes est la
préoccupation d'Ankara bien avant la lutte ou pseudo-lutte contre l'EIIL à
laquelle la Turquie feint d'adhérer. Dans le sud-est de la Turquie, à majorité
kurde, des combats entre l'armée turque et le PKK ont repris à l'été 2015.
Cette lutte à mort entre le pouvoir central et les rebelles a déjà fait 40000
morts depuis une trentaine d'années. C'est, d'ailleurs, en partie grâce aux
bombardements turcs visant les positions kurdes que les djihadistes de l'EIIL
progressent dans certaines zones. Les Kurdes sont accusés de perpétrer tous les
actes terroristes qui touchent la Turquie, comme ce fut le cas suite à
l'attentat de février 2016. Les organisations kurdes PKK (Parti des
travailleurs) le PYD (Parti de l'union démocratique) branche syrienne du PKK et
ses miliciens de l'YPG qui revendiquent un Kurdistan syrien et combattent
autant Ankara que Damas, sont désignés comme les responsables de l'attentat du
17 février 2016 qui a fait 28 victimes et visé des fonctionnaires civils de
l'état-major et des soldats de l'armée. "Même si les dirigeants du PYD et du PKK disent qu'il n'y a aucun lien
avec eux, sur la base des informations obtenues par notre ministre de
l'Intérieur et nos services du renseignement, il a été établi que (l'attentat)
avait bien été commis par eux" déclare Erdogan après les attentats. Le
président turc souhaite l'arrêt des bombardements russes sur les positions de
ses alliés islamistes et utilise le prétexte des attentats pour tenter de
justifier une intervention des troupes turques et saoudiennes en Syrie.
Enfin, des mouvements de troupes turques ont été
observés vers les frontières de la Turquie avec la Grèce et la Syrie. Depuis le
début de l'année 2016, des avions militaires turcs violent régulièrement
l'espace aérien grec. Le 15 février 2016, on recense vingt violations de
l'espace aérien grec par des chasseurs turcs ! La Turquie conteste depuis des
décennies la souveraineté la Grèce sur une partie de la Mer Egée, à la question
de la délimitation des eaux territoriales s'ajoute donc celle de l'espace aérien.
De surcroît, depuis 1974, la question chypriote participe évidemment à créer un
climat de tension extrême entre les deux Etats. Le peuple de la partie grecque de l'île étant bien
entendu soutenu par la Russie. L'ensemble de ces éléments peuvent laisser
craindre un possible conflit entre la Turquie et la Grèce, toutes
deux...membres de l'OTAN. Déjà en 1987 et 1996, un affrontement militaire fut
près d'éclater à propos des litiges territoriaux gréco-turcs. En Grèce, l'idée (la
"Grande idée", "Megali Idea") de réunir les peuples grecs
au sein d'un même Etat resurgit à intervalles réguliers dans les débats
politiques[3]...
Le souvenir du massacre de 360000 chrétiens grecs de la zone pontique par les
Turcomans au début du XXe siècle est, en outre, profondément ancré dans la
mémoire collective grecque[4]...
Signalons que la Turquie possède une base
militaire nucléaire étasunienne sur son territoire (2016)... Enfin, il faut
insister sur le fait qu'Erdogan, à l'occasion, ne craint pas de rappeler la
glorieuse époque de l'Empire ottoman dont la Turquie serait l'héritière.
Certains petits nationalistes turcs sont toujours nostalgiques de l'Empire et
le pantouranisme visant à l'unification des peuples de langues turques et
finno-ougriennes est une idéologie qui a ses défenseurs à Ankara mais également
à Budapest[1].
La Turquie cherche, depuis des décennies, avec plus ou moins de succès à étendre
son influence, perdue après la disparition de l'Empire ottoman, aux Balkans
mais aussi au Caucase. Il n'est pas anodin de rappeler que durant les guerres
yougoslaves - même si durant le conflit Ankara tient une position que l'on peut
qualifier de modérée sinon de neutre - une frange de la population bosniaque
musulmane brandit des drapeaux turcs lors de
manifestations à Sarajevo...
A l'automne 2015, une
guerre ouverte entre la Russie et la Turquie n'a jamais été aussi près
d'éclater. Ankara menace régulièrement de fermer le détroit du Bosphore à la
marine russe. Une telle décision menacerait directement la survie des troupes
russes basées dans le gouvernorat de Lattaquié. Poutine ne peut répondre
militairement aux provocations du vieil ennemi turc mais chacune d'elles peut
potentiellement transformer ce conflit larvé entre la Russie et ses alliés d'un
côté et les puissances de l'OTAN de l'autre en une nouvelle déflagration
mondiale. Le 14 mars 2016, Poutine,
considérant que les objectifs de l'intervention russe ont été atteints, ordonne
le retrait d'une part de ses troupes en Syrie, tout en assurant que des bases
aériennes seront toujours opérationnelles dans l'ouest de la Syrie (base navale de Tartous et base aérienne de Khmeymim
à proximité de Lattaquié). Que nous dit cette décision brutale ? La Turquie qui
brûle...d'envie d'envahir la Syrie a-t-elle les moyens de lancer une offensive
contre la Syrie d'Assad ? En l'état des choses de cette première moitié du mois
de mars 2016, une telle initiative serait très risquée pour la Turquie. D'une
part, comme nous venons de l'écrire des troupes russes sont toujours présentes
en Syrie. La Russie n'abandonne donc pas Assad et son peuple. D'autre part,
l'intervention russe a permis au pouvoir central syrien de se renforcer (Assad
a donc montré jusqu'ici une capacité de résistance impressionnante) tout en
affaiblissant l'EIIL. Ces éléments font que toute entreprise guerrière dirigée
par la seule Turquie est vouée à l'échec, à part si elle est soutenue par ses
alliés du BAO, mais la dimension du conflit changerait alors de manière tout à
fait radicale. Or, les Etats-Unis semblent de plus en plus se méfier du pouvoir
turc actuel (comme des monarchies du Golfe) et il est fort possible que
Washington et Moscou partagent le même objectif commun qui serait de pousser
Erdogan vers la sortie. Les Etats-Unis avec Israël défendent le projet de
Nouveau Moyen-Orient qui prévoit la partition de la Turquie et la Russie
verrait d'un très bon œil la disparition de cette entité turque qui n'a pas
abandonné ses rêves (creux ?) pantouraniens, de réunification - sous une forme
ou une autre - des peuples turcophones des Balkans aux steppes d'Eurasie...
ARTICLES LIES : GUERRES DE ET POUR L'EURASIE
Extrait d'un livre non publié (Jean-Michel Lemonnier, 2016).
Extrait d'un livre non publié (Jean-Michel Lemonnier, 2016).
[1]
Voir Lemonnier, JM. (2015).
Les nouvelles relations magyaro-roumaines. Quelles conséquences en Roumanie ?
Retours historiques, situation actuelle, perspectives. source :
https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-01179263/document
[1] "ISIS
Oil Trade Full Frontal: "Raqqa's Rockefellers", Bilal Erdogan, KRG
Crude, And The Israel Connection",
http://www.zerohedge.com/news/2015-11-28/isis-oil-trade-full-frontal-raqqas-rockefellers-bilal-erdogan-krg-crude-and-israel-c,
en ligne le 29/11/2015, consulté le 20/02/2016
[2]
"Raqqa's Rockefellers: How Islamic State oil flows to Israel", http://www.alaraby.co.uk/english/features/2015/11/26/raqqas-rockefellers-how-islamic-state-oil-flows-to-israel/,
en ligne le 26/11/2015, consulté le
20/02/2016
[3]
Couroucli, M. (2009). Le nationalisme de l'Etat en Gèce. In Dieckho
, A. et Kastoriano, R. Nationalismes en mutation en Méditerranée Orientale,
CNRS Editions, pp.41-59, 2002.<halshs-00352985, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00352985/document,
mis en ligne le 14/01/2009
[4] Photiades,
K. (1987). The annihilation of the Greeks in Pontos by the Turks. http://www.greek-genocide.org//docs/the_annihilation_of_the_greeks_in_pontus.pdf,
consulté le 02/04/2016