La partie de l'œuvre de Clouscard, consacrée au Mai 68 libertaire -révolte petite-bourgeoise- expliquée à partir de l'évolution du mode de production (répression du producteur/permissivité pour le consommateur) est incompréhensible, irrecevable pour le "gauchiste", dispensé de l'impératif de production, qui hurle au fascisme, à la "Réaction", à un retour à un prétendu ordre moral ante-1968(1) à chaque évocation du surmoi et à chaque critique des injonctions au plus-de-jouir dictées par un "marché du désir" qu'il prend comme étant une somme de "libertés authentiques". Libertés qui ne sont, la plupart du temps (cf. infra) pas autres choses, qu'aliénations, qu'un impitoyable conditionnement et une soumission aux codes de ce système néo-capitaliste qui émerge dans les années 1960. "Pour une consommation ultra-rapide, immédiate, brutale. Il faut en prendre pour la semaine. Une bonne et grosse soupe pour les rustauds du mondain. Dressage sommaire : boum-boum et pam-pam. Le rythme et la "violence" et allez vous coucher. Les deux animations essentielles de la mondanité capitaliste, la bande et le rythme, sont réduites à leur plus simple expression. (...) C'est qu'on n'a plus besoin de raffiner [on s'adresse] au tout venant, aux incultes du mondain. (...) Il faut enrégimenter la populace, les troupiers du mondain, ses bidasses. On doit les amener (...) à un gestuel si élémentaire qu'à côté le salut militaire peut paraître un raffinement. [Ce ne sont] que les restes du festin de la consommation mondaine, du néo-capitalisme. (...)Cette consommation mondaine, la part du vulgaire, doit permettre trois opérations idéologiques. D'abord fixer les sensibilités aux symboles de la consommation mondaine du capitalisme. Et selon les figures les plus pauvres.Pour empêcher ces jeunes d'accéder à une conscience politique. Pour fabriquer des abrutis.Verrouiller les âmes et les cœurs. La sono et les coups. Ensuite créer le besoin, du ludique, du marginal. Sans le satisfaire réellement. Exaspérer l'envie et ne pas laisser accéder au festin. (...) Exciter la concupiscence et ne laisser que les miettes. Ainsi conditionner une immense clientèle au marché du désir. Et préparer une certaine intégration des masses à la social-démocratie libertaire du loisir et du plaisir."
Michel Clouscard, 1981/Ed. sociales, rééd. 2012, Le capitalisme de la séduction : critique de la social-démocratie libertaire, Delga, pages 291-293 (Chapitre "Le prosaïsme du mondain : les nouvelles coutumes de masse et la cascade des snobismes")
Passage
intéressant sur le paganisme. Où on lit (mais Clouscard n'est pas le
seul à écrire cela, nous l'écrivons à peine différemment) que le
paganisme, contrairement à ce qu'avancent les benêts béats chantres de
la (post-)modernité "festive", n'a rien à voir avec cette désinhibition
libertaire mais bien avec une "civilisation du sacré", interdisant le
"permissif" libéral. C'est donc uniquement la dégénérescence du monde
païen antique (gréco-romain a priori) qui entraîne le déchainement du
libidinal et du permissif que l'on retrouve dans notre société désacralisée du "capitalisme total". La levée de tous les interdits est la condition du triomphe de ce dernier.
A noter que Clouscard -même s'il est évidemment rationaliste et matérialiste- fait partie de ces rares penseurs marxistes de haut niveau qui ne tient pas de propos caricaturaux de crétin gauchisant quand il évoque les religions (sans les idéaliser, essentiellement le christianisme/les références sont du début des années 1980 concernant ce livre). Il ne défend pas un système métaphysique, ni bien sûr un "clergé", ni un "c'était mieux avant" réactionnaire, mais une conception du temps, de l'espace (sur ce plan, un penseur comme Eliade aux antipodes de la pensée clouscardienne ne dit pas autre chose au final) et des valeurs particulières incompatibles avec le capitalisme. Les sociétés pré-capitalistes (ou celles qui en étaient les héritières, jusqu'aux années 50 et 60 en France) païennes et/ou chrétiennes étaient construites sur des temporalités, des "rythmes" particuliers, cycliques, des réseaux de solidarités, des "valeurs", des "garde-fous" qui protégeaient les personnes, les communautés de l’émergence d'un capitalisme total et du rythme pathologique de la modernité. Dans ces sociétés pré-industrielles ou celles qui en présentaient encore certaines caractéristiques, pas de superpositions ou juxtapositions des temporalités/des rythmes, pas d'arythmie sociale.
La modernité d'après-guerre puis la contre-révolution capitaliste que constitue "Mai 68" entraînent la disparition définitive de ces conceptions du temps et de l'espace en France. Ces bouleversements spatio-temporels d'une brutalité incroyable génèrent alors des pathologies mentales à une échelle encore inédite dans l'histoire de l'humanité. Ce constat rejoint celui de Pier Paolo Pasolini, par exemple, quand il affirme que cette modernité ou plutôt post-modernité (il ne dit pas autre chose quand il pointe du doigt le néo-fascisme démocrate-chrétien) transforme l'individu (contre la personne) jusqu'au plus profond de son âme.
Seuls des abrutis finis (prétendument anti-capitalistes, d'ailleurs, c'est l'histoire du mai 68 sociétal, des naïfs conduits par des agents parfaitement conscients de la perversité de la "manipulation") peuvent se féliciter de la disparition de ces structures et modes de vie. Ajoutons que la planification gaullienne, l'urbanisme de grands ensembles -habitat concentrationnaire- la désertification/modernisation des campagnes qui l'accompagne considérés comme des progrès (contexte de reconstruction, migrations vers la ville des années 50 à 70, ruraux partant travailler à l'usine, etc.) jouent un rôle fondamental dans cette disparition de ces façons d'être au monde en France (2). A décharge pour les gaullo-communistes, les choix concernant les questions d’aménagement du territoire dans l'immédiat après-guerre ont été guidés par un impératif d'urgence.
De plus, contrairement à Baudrillard ou Pasolini, Clouscard ne produit pas une critique de la "société de consommation" en général, mais fustige uniquement la part cette société de consommation (ou soi-disant telle) qui relève du "ludique", du "libidinal", i.e. le "marché du désir". Il établit une distinction entre accession à des "biens d'équipements" et "consommation mondaine", "culture de l'incivisme", "rebellitude" qui ne sont que respects et adhésions aux principes du néo-capitalisme. Les classes moyennes récupèrent les surplus, les signes de la consommation mondaine et bourgeoise (cf. premier extrait). Enfin, ajoutons que cette critique clouscardienne du "marché du désir" et... du "gauchisme", est -culture politique/économique déficiente généralisée aidant- souvent perçue comme étant de droite ou d'extrême-droite. Rien de plus faux et pourtant terrible récupération actuelle de Clouscard dans certains milieux droitiers ! Les premiers à parler du "gauchisme" comme maladie infantile du communisme sont les... communistes eux-mêmes (Lénine) et la pensée clouscardienne (non ou anti-stalinienne d'ailleurs) c'est le remède radical aux prurits populistes. Seulement, Mai 68 et son "tas de chair libertaire qui sert de présentoir au marché du désir, Cohn-Bendit" sont passés par là, brouillant les cartes idéologiques... ______________________________
(1) un ordre moral qui n'a jamais réellement existé autre part que dans l'imaginaire d'une certaine gauche mais aussi dans celui de certains dextristes, d'ailleurs...Le Mai sociétal n'a "libéré" que ceux qui étaient déjà "libérés" et le laxisme post-68 n'est en rien une émancipation vis-à-vis de mœurs rigoristes, mais une hystérie individualiste à l'échelle de la société française, "occidentale" plus généralement, accompagnant la mutation du capitalisme. Régression anale et coprolalie...
(2)lire dans ce même ouvrage, le passage sur la "maison de campagne" et les modalités de son acquisition par les parvenus de la nouvelle bourgeoisie -hippies inclus- s'installant dans la misère rurale et profitant de la désertification des campagnes post-1945...Trois étapes : le départ vers la ville des néo-prolétaires, l'acquisition pour trois fois rien du bâti et des terrains "abandonnés", puis spéculation, entre-soi choisi et mise à distance d'autres (trop tard) parvenus, pour les empêcher d'accéder au "festin" ("ségrégation" par le prix du foncier)...
Pasolini,
marxiste critique à l'égard du "développement", "chrétien primitif" (et pagano-chrétien),
contre l'hédonisme, le permissif, le consumérisme qui relèvent du
conformisme petit-bourgeois (encore aujourd'hui, le succès de Michel
Onfray en France dans certains milieux illustre bien ce constat), contre
cette extrême-gauche des années 60 et la stupidité de ses thèses
("politique de la table rase"), mais aussi rejet de l’Église instituée
et de ses clercs qui préférèrent s'assoir à la table des "dominants", de
la droite capitaliste-fascisante italienne. Une Église progressivement
éjectée du jeu politique puisque devenue "inutile". Pasolini met en
avant l'idée que l’Église catholique romaine ne joue plus aucun rôle
dans l’oppression des peuples occidentaux (et dans celle de la femme, de
fait) et que la plus terrible des aliénations est celle de la
soumission au "spectaculaire marchand". En outre, l’Église doit donc en finir avec ses trahisons à l'égard du message du Christ et de son peuple et devenir le fer de lance des révoltes populaires à venir. Pasolini
écrira dans une série d'articles que l'on retrouve dans "Écrits
corsaires" (cf. infra) que la société de consommation, "l’hédonisme de
masse" (c'est son expression) et ce néo-capitalisme qui émergent dans
les années 60 et 70 ont réussi à créer un type anthropologique d'un
genre totalement nouveau et la "réduction [des Italiens et de tous les
'occidentaux'] à un modèle unique", "Frustration ou carrément désir
névrotique sont désormais des états d'âme collectifs".
Cependant,
derrière l'expression "société de consommation", Pasolini ne semble
guère vouloir distinguer la consommation qui permit aux plus modestes
d’accéder à des produits d'équipements qui ont pu améliorer leur vie, de
cette "consommation ludique, marginale et libidinale". Là, il faut
lire Michel Clouscard qui conteste cette appellation générique car selon
lui, il n'a jamais existé une telle société dans le monde occidental.
Si tel était le cas nous serions dans une société d'abondance (société
communiste aboutie donc).
Des
imbéciles ont voulu voir en Pasolini un "rouge-brun". Incompréhension
face à la complexité du personnage et de son discours de la part du
"vulgaire" et des idéologues qu'ils soient de droite ou de gauche
(extrêmes inclus) à cause de la binarité de leur mode de raisonner, de leur "hémiplégie morale".
Pasolini est assassiné à proximité de la plage d'Ostie (Rome), dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975.
Un
an avant sa mort, dans un éditorial du "Corriere della sera" du 14
novembre 1974, Pasolini menaçait, de fait, en affirmant : "Je sais
les noms des responsables de ce que l'on appelle golpe (qui est en
réalité une série de golpes (...)). Je sais les noms qui composent le
'sommet' qui a manœuvré aussi bien les vieux fascistes créateurs de
golpes que les néofascistes, auteurs matériels des premiers massacres et
que, enfin, les inconnus responsables des massacres les plus
récents..." Dans son roman "petrole", il souhaitait dénoncer la
violence et les crimes d’État, des industriels et du pouvoir économique
italiens.
"On l'a exécuté a affirmé il y a quelques années Pino son assassin présumé. Ils étaient cinq. Ils lui
criaient : "Sale pédé, sale communiste ! " et ils le tabassaient dur.
Moi, ils m'avaient immobilisé. Je ne l'ai même pas touché, Pasolini,
j'ai même essayé de le défendre..." Pour Pino, il y a cinq agresseurs : " les frères Borsellino, deux Siciliens fascistes et dealers", "ils
exécutaient une commande. Ils voulaient lui donner une leçon et ils se
sont laissés aller. C'est que Pasolini cassait les pieds à quelqu'un" La Loge P2 ?
Je suis une force du Passé. À la tradition seule
va mon amour Je viens des ruines, des
églises, des rétables, des
bourgs abandonnés sur les
Appennins ou les Préalpes, là où ont
vécu mes frères. J'erre sur la Tuscolane
comme un fou, sur l'Appienne comme un
chien sans maître. Ou je regarde les crépuscules,
les matins sur Rome, la Ciociaria,
l'univers, tels les premiers actes
de l'Après-Histoire auxquels j'assiste, par
privilège d'état-civil, du bord extrême d'un
âge enseveli. Monstrueux est
l'homme né des entrailles d'une femme
morte. Et moi, foetus adulte, plus
moderne que tous les modernes, je
rôde en quête de frères
qui ne sont plus
Poesia in forma di rosa,
Garzanti, Milano 1964
(1922-1975)
"L'Italie est un pays qui devient de plus en plus stupide et ignorant.
On y cultive des rhétoriques toujours de plus en plus insupportables. Il
n'y a pas de pire conformisme que celui de gauche, surtout,
naturellement, quand c'est adopté par la droite."
Sur
68, "révolte" de sinistres enfants de bourgeois, de narcisses
nietzcheo-debordiens et autres vaniteux jouisseurs marcusiens dont
l'unique but a été de prendre le pouvoir culturel puis politique. Une
bourgeoisie en a chassé une autre :
"J'ai passé ma vie à haïr les vieux bourgeois
moralistes, il est donc normal que je doive haïr leurs enfants, aussi…
La bourgeoisie met les barricades contre elle-même, les enfants à papa se révoltent contre leurs papas.
La moitié des étudiants ne fait plus la Révolution mais la guerre
civile. Ils sont des bourgeois tout comme leurs parents, ils ont un sens
légalitaire de la vie, ils sont profondément conformistes. Pour nous,
nés avec l'idée de la Révolution, il serait digne de rester fidèles à
cet idéal."
Sur le fascisme, l’antifascisme et la "société de consommation" (article Acculturation et acculturation, 9 décembre 1973) :
"Une bonne partie de l'antifascisme
d'aujourd'hui, ou du moins ce qu'on appelle antifascisme, est soit naïf
et stupide soit prétextuel et de mauvaise foi. En effet elle combat, ou
fait semblant de combattre, un phénomène mort et enterré, archéologique
qui ne peut plus faire peur à personne. C'est en sorte un antifascisme
de tout confort et de tout repos. Je suis profondément convaincu que le
vrai fascisme est ce que les sociologues ont trop gentiment nommé la
société de consommation." "Le
fascisme, je tiens à le répéter, n'a pas même au fond été capable
d’égratigner l'âme du peuple italien, tandis que le nouveau fascisme,
grâce aux nouveaux moyens de communication et d'information (surtout
justement la télévision), l'a non seulement égratignée, mais encore
lacérée, violée, souillée à jamais." "Le centralisme fasciste n’a jamais réussi à faire ce qu’a fait le centralisme de la société de consommation [...] Le
fascisme proposait un modèle, réactionnaire et monumental, qui est
toutefois resté lettre morte. Les différentes cultures particulières
(paysanne, prolétaire, ouvrière) ont continué à se conformer à leurs
propres modèles antiques : la répression se limitait à obtenir des
paysans, des prolétaires ou des ouvriers leur adhésion verbale.
Aujourd’hui, en revanche, l’adhésion aux modèles imposés par le Centre
est totale et sans conditions. Les modèles culturels réels sont reniés.
L’abjuration est accomplie."
"On peut donc affirmer que la « tolérance »
de l’idéologie hédoniste, défendue par le nouveau pouvoir, est la plus
terrible des répressions de l’histoire humaine. Comment a-t-on pu
exercer pareille répression ? A partir de deux révolutions, à
l’intérieur de l’organisation bourgeoise : la révolution des
infrastructures et la révolution du système des informations. Les
routes, la motorisation, etc. ont désormais uni étroitement la
périphérie au Centre en abolissant toute distance matérielle. Mais la
révolution du système des informations a été plus radicale encore et
décisive. Via la télévision, le Centre a assimilé, sur son modèle, le
pays entier, ce pays qui était si contrasté et riche de cultures
originales. Une œuvre d’homologation, destructrice de toute
authenticité, a commencé. Le Centre a imposé - comme je disais - ses
modèles : ces modèles sont ceux voulus par la nouvelle
industrialisation, qui ne se contente plus de « l’homme-consommateur »,
mais qui prétend que les idéologies différentes de l’idéologie hédoniste
de la consommation ne sont plus concevables. Un hédonisme néo-laïc,
aveugle et oublieux de toutes les valeurs humanistes, aveugle et
étranger aux sciences humaines." ...
"Un personnage
comme Mussolini serait inconcevable aujourd'hui, du fait de
l’irrationalité et de la nullité de ce qu'il dit et parce qu'il n'y
aurait aucune place ni crédibilité pour lui dans le monde moderne. La
télévision suffirait à le rendre vain, à le détruire politiquement.
(...) Ses techniques convenaient pour un chef sur une estrade devant une
foule, mais elles ne marcheraient absolument pas devant un écran."
Changement total dans notre façon d'être et de communiquer.
Autre passage sur le néo-fascisme, tel que Pasolini le conçoit : la
société de consommation. "Le
fascisme
avait fait de ces foules, des guignols, des serviteurs, peut-être
partiellement convaincus mais il ne les avait pas atteint dans le fond
de l'âme. En
revanche, le nouveau fascisme, la société de consommation a
profondément transformé les jeunes, elle les a touchés dans ce qu'ils
ont de plus intime, elle leur a donné d'autres sentiments, d'autres
façons de penser, de vivre, d'autres modèles culturels. Il ne s'agit
plus comme à l'époque Mussolinienne, d'un enrégimentement superficiel
mais réel qui a volé et changé leur âme Ce qui signifie en définitive
que cette civilisation de consommation est une civilisation
dictatoriale. En
somme, si le mot fascisme signifie violence du pouvoir, la société de
consommation a bien réalisé le fascisme. Les démocrates chrétiens sont
devenus les véritables fascistes.Colères focalisées sur les fascistes
archéologiques alors que les véritables fascistes sont au pouvoir."