Une première remarque. Le
rituel orgiaque pratiqué dans la bibliothèque (lieu récurrent - voir géographie du sacré- et, en général, RESERVE AUX INITIES autant qu'aux érudits dans les romans
d'Eliade ; il y a deux figures indissociables et priviligiées l'INITIE et l'ERUDIT dans ses romans), même s'il est suggéré et jamais décrit -même si on peut, de toute évidence, penser en premier lieu au tantRisme- peut être inspiré par ceux
pratiqués par la secte des Phibionites. Eliade évoque dans "Occultisme,
sorcellerie et modes culturelles" (Gallimard, NRF) des pages 152 à 156,
ces "rites bizarres et ignominieux" qui pourraient en apparence (on
voudra bien se reporter à l'ouvrage) être confondus avec des rites hédonistes,
pervers et "bordéliques" pratiqués par des satanistes. En réalité,
les phibionites (chrétiens...) comme les personnages du roman qui pratiquent le
rituel dont l'accomplissement est un événement comparable à la Révélation
christique (ce n'est pas une interprétation, c'est dans le roman) cherchent la
Rédemption.
On peut croire Eliade confus (1) ; les points de vue narratifs
multiples, d'aucuns diront la cacophonie narrative, les soliloques, monologues intérieurs, de toute évidence inspirés par l'Ulysse de James Joyce (cf. le personnage de Stephen Dedalus), ajoutés aux abondantes références philosophiques,
mystico-religieuses, symboliques ou réaliste (Balzac était l'écrivain préféré d'Eliade, mais son influence est sans doute plus sensible dans "Les hooligans") peuvent perdre le lecteur le plus motivé mais
Eliade, comme toujours, à part peut-être dans certaines oeuvres de
jeunesse ("Le roman de l'adolescent myope" et encore...Eliade est un
génie précoce) nous livre certaines clés (encore faut-il les saisir...) nous
permettant de lever une partie du voile des "mystères de la
totalité".
Certaines "ficelles" sont suffisamment grosses pour un lecteur du
XXIe s., encore que...: le héros au destin tragique, qui perd la vue (châtiment divin, technique
des ascètes hindouistes qui se brûlent volontairement les yeux en fixant le soleil, clairvoyance, divination...on pense aussi à Homère)
"meurt" et renaît à la vie nouvelle, en tuant son double ou son
ancien "moi"...d'autres moins. Les références à l'Odyssée, à Homère et au symbolisme aquatique, maritime sont aussi assez évidentes. L'océan est omniprésent dans une bonne part du roman. Espace des errances d'Ulysse dans l'Odyssée, Eliade reprend ce thème à sa manière. Cesare le héros presque aveugle, persécuté et convoité par ses contemporains est-il à la fois Ulysse en chemin vers Ithaque qui retourne donc en "son centre" (centre de l'être), donc vers lui-même et à la fois le cyclope Polyphème rendu aveugle par Ulysse.
Il faut signaler que l'érudit Eliade
dont la carrière d'universitaire et de romancier est doublée-indissociable
d'une recherche spirituelle. était myope. Cesare le héros qui vit parmi les livres est, à tout parier
(que faire d'autre?) un des doubles littéraires de l'intellectuel roumain, comme sans
doute le personnage d'Andronic dans son roman "le serpent".
Roman-récit initiatique, donc, propre à décrire les modalités de la métanoïa du héros et à provoquer cette dernière chez
certains lecteurs. Mais pas chez tous les lecteurs et pas chez tous ses héros. Dans ce dernier cas, le professeur participant à l'orgie semble suivre un "mauvais chemin", il devient mystique...C'est un Russe. Et je me rappelle cette phrase d'Eliade lue dans un recueil de ses articles à quel point il méprisait ou peut-être se méfiait du mysticisme russe. Eliade considérera la seconde guerre mondiale comme une lutte entre le mysticisme eurasien et le christianisme européen...On observe ici qu'Eliade n'était pas toujours aussi subtile dans ses analyses géo-politiques qu'il pouvait l'être concernant d'autres sujets... Mais c'est évidemment son anti-communisme viscéral (son rejet de la mystique communiste qui n'a rien d'eurasiatique pourtant et si peu à voir avec le mysticisme chrétien) qui le fait écrire de telles choses.
Or donc, le mysticisme, ce n'est pas la voie destinée à Cesare...Par cela, Eliade nous dit ses "préférences" en matière d'"être véritable"....indique le véritable voie de la Rédemption, mais prévient, par le biais du personnage de l'universitaire qu'il y a aussi des "voies sans issues cosmiques" (ou moins séduisantes) pour certains, malgré le changement radical d'être et de penser...
Manuel (l'Emmanuel ? mais aussi Manole, référence à "La légende de Maître..." ?) qui participe au rituel (maître de cérémonie) au début de l'intrigue avec le professseur et la jeune femme Mélania, est devenu un dieu, un dieu païen, du moins il le prétend. L'événement en question (cf. supra), c'est une théophanie, la naissance d'un dieu que Cesare exécutera ou "intégrera". Cesare offre-t-il Manuel pour apaiser Poséidon (ses persécuteurs, i.e. ceux auxquels il essaie d'échapper ? Quoi qu'il en soit le monde a changé depuis cette nuit où les trois personnages déjà cités ont pratiqué le rituel magique dans cette bibliothèque, qui prendra feu (regénérateur!?) de manière mystérieuse. Ce Manuel comme nous l'avons déjà mentionné est le "frère" de Cesare mais pas dans un sens biologique...Le couple indifférencié Cesare-Manuel est-il le "binôme" Ulysse-cyclope polyphème de l'Odyssée ? Chacun des personnages du roman paraît présenter des "qualités" propres aux personnages mythiques de l'Odyssée d'Homère. Mais Manuel est-il aussi Poséidon, tout comme la foule à la poursuite du héros Césare qui fait l'objet d'un culte après avoir sauvé Mélania de l'incendie de la bibliothèque ? (cf. paragraphe 4 de cet article). Bien malin, en tout cas, celui qui est en mesure de décrypter une telle oeuvre dans sa totalité.
Eliade est élitiste (a fortiori dans
ses jeunes années), c'est une évidence, il est presque inutile de le
mentionner. Volontiers méprisant, il multiplie, d'ailleurs, les piques à
destination de ses contemporains par le biais de ses personnages (2). Au moment
de la rédaction du roman (années 30), Eliade avait des lecteurs
"modernes", aujourd'hui ils sont "hypermodernes", les
crânes se sont épaissis...Les consciences post- ou hyper- modernes sont encore
plus difficiles à toucher que les modernes...difficile de communiquer avec
elles sur ce mode.
à suivre...
(1) mais la difficulté de
compréhension pour le lecteur non averti est bien moindre que dans
"Incognito à Buchenwald".
(2) Voir l'extrait scanné. cf. SUPRA
Voir aussi : Commentaires IIe partie (décembre 2014)