Compte-rendu
de lecture : « La grande métamorphose. Eléments pour une
théo-anthropologie orthodoxe »
Informations
sur l’ouvrage
Titre : La grande métamorphose. Eléments pour une
théo-anthropologie orthodoxe
Auteurs : Jean Boboc
Édition : Cerf Patrimoines
Année de parution : 2016
Informations complémentaires : 709 pages
Compte-rendu
de lecture
Par
Jean-Michel Lemonnier (Doctorant en géographie de l’université d’Angers,
laboratoire ESO)
Jean Boboc
est prêtre de la cathédrale orthodoxe des saints Archanges, Michel, Raphaël et
Gabriel située à Paris et relevant du patriarcat orthodoxe roumain. Docteur en
théologie orthodoxe, il est aussi docteur en médecine diplômé de la faculté de
médecine de Paris. Enseignant en anthropologie patristique et bioéthique et doyen
du Centre orthodoxe d’études et de recherche « Dumitru Stăniloae »
fondée en 2008 sur décision du synode métropolitain de la Métropole Orthodoxe
Roumaine d’Europe Occidentale et Méridionale (MOREOM), il est également
professeur de bioéthique à l’Institut de Théologie Orthodoxe Saint-Serge de
Paris. Le père Jean Boboc est l’un des rares traducteurs en langue française
des écrits du fameux théologien orthodoxe roumain Dumitru Stăniloae à qui il
est redevable autant sur le plan intellectuel que spirituel. On lui doit
notamment la traduction d’« Ascétique et Mystique de l’Eglise
Orthodoxe » paru aux Editions du Cerf en 2011. Son dernier ouvrage paru
« Le transhumanisme décrypté. Métamorphose du bateau de Thésée » aux
Editions Apopsix en 2017, livre militant, reflète ses préoccupations relatives
à la manipulation du vivant, vis-à-vis d’une médecine au service de « l’homme
augmenté » et son inquiétude face à une idéologie qui remet, clairement, en
cause la condition humaine et ses limites. Son œuvre forme un tout cohérent et « La grande
métamorphose. Eléments pour une théo-anthropologie orthodoxe », son
précédent ouvrage qui nous intéresse ici pose les bases d’une pensée exigeante,
complexe et subversive qui refuse toute concession à « l’air du
temps ».
Le texte
présenté est une version à peine modifiée de celui d’une thèse de doctorat
soutenue en 2013 à l’Institut Saint-Serge intitulée « Homo absconditus et
eschatologicus – éléments pour une théo-anthropologie orthodoxe, ternaire,
apophatique et pneumatique ». On trouvera dans cette somme de plus de 700
pages, quelques remaniements essentiellement relatifs aux questions bioéthiques
et sociétales, qui sont autant de mises à jour devant une actualité très riche
dans ce domaine, mais aussi une bibliographie enrichie. Le propos
ambitieux de Jean Boboc est sous-tendu par la question permanente et très vaste
de la situation de l’homme dans le cosmos et du sens de la vie. Il est
impossible de faire ressortir dans cette note toute la richesse intellectuelle
et spirituelle de ce travail. Nous sommes donc condamnés ici à ne présenter que
quelques traits saillants et significatifs de ce livre d’une profondeur telle
qu’il pourrait bien se révéler tôt ou tard la pierre d’angle d’un nouveau
« mode de penser », rendant caduque à terme l’opposition entre
sciences profanes et théologie.
Le titre de
l’ouvrage annonce clairement l’idée-force qui ressort de ce travail transdisciplinaire
relevant à la fois de la théologie, de l’anthropologie, des sciences médicales,
de l’écologie (humaine) et de la cosmologie sans confusion, sans séparation
pour autant. Il s’agit là de reconstituer (ou constituer) à partir de la
théologie des pères de l’Eglise, de l’héritage scripturaire de l’Ancien et du
Nouveau Testament et des connaissances scientifiques les plus actuelles, une
anthropologie orthodoxe en rupture avec l’anthropologie dualiste du
christianisme occidental. Le postulat de Jean Boboc est très clair. Il existe
une fracture anthropologique nette entre l’Orient et l’Occident chrétien, et
celle-ci précède même, en termes d’importance, la fracture ecclésiologique.
Qu’est-ce à dire ? Le christianisme occidental sous l’influence de la
pensée grecque, notamment aristotélicienne, a occulté l’ontologie de l’esprit
de l’homme. Pourtant, il existe bien une différence fondamentale entre âme et esprit
prouvée par les écrits de l’Ancien et du Nouveau Testament. L’homme dans sa
« totalité » est bien « corps-âme-esprit ». Si saint Paul
est convoqué pour les besoins de la démonstration (et en priorité la première
épître aux Thessaloniciens),
le corpus johannique, la Génèse et le Deutéronome viennent à propos. Les
extraits les plus significatifs de la Bible parlant en faveur du tripartisme
anthropologique sont donc soigneusement analysés. Au passage, l’auteur ne
rechigne pas à égratigner les exégètes de la Traduction Œcuménique de la Bible
(TOB) ni les commentateurs du texte de la Bible de Jérusalem niant le caractère
fondamentalement ternaire de l’anthropologie qui ressort des évangiles
synoptiques. Mais ce sont aussi les
écrits des pères, Grégoire de Nysse, saint Irénée, Maxime le Confesseur, Grégoire
Palamas, saint Ephrem ou encore la littérature philocalique, qui permettent à
Jean Boboc d’étayer sa thèse. Ce dernier réunit donc un faisceau de preuves lui
permettant de démontrer la validité de cette anthropologie tripartite.
L’utilisation
du terme « anthropologie » dans ce contexte pose, sans doute,
problème si l’on se contente de sa définition traditionnelle et de ses
objectifs en tant que discipline au croisement des sciences humaines et des
sciences de la nature. Il faut donc accepter dès le début de l’exposé, que
cette anthropologie désigne une doctrine révélée avec en son centre ce principe
« Dieu a fait l’homme à son image » et donc reconnaître ce parti pris
métaphysique. Le père Boboc définit alors son anthropologie révélée ou
théo-anthropologie comme « une connaissance du sens de l’homme en
dépendance directe du Verbe incarné » (p. 585). « Contre le dualisme anthropologique
a-pneumatique, tenu par nous comme le fauteur de tous les maux philosophiques,
politiques et théologiques, nous avons proposé l’alternative d’une
théo-anthropologie tripartite, pneumatique et apophatique, réorientée sur
l’homme mais à l’image de son archétype incarné, constitué d’un corps, d’une
âme et d’un esprit, c’est-à-dire d’un corps psychique et d’un πνεῦμα, tout entier
appelé à la déification dans l’intégralité de la personne pneumatisée »
(p. 587).
La structure
ternaire de l’ouvrage : « Sous le signe de l’incomplétude »,
« Sous le signe de la métamorphose », « La révolution
anthropologique.Incarnation-Résurrection », loin de correspondre à un plan
dialectique d’inspiration hégélienne reflète, bien plutôt, l’utilisation de la méthode
apophatique fixée (et non figée) à travers trois grands moments d’une démarche
ontologique permettant d’aboutir à une
forme supérieure de connaissance et inscrivant dans le discours argumentatif l’incomplétude
qui fait appel à la foi.
Le premier de
ces moments est un état des lieux des anthropologies premières. Il s’agit là de
passer en revue -sans viser à l’exhaustivité- les grandes traditions
philosophiques de l’antiquité des suméro-babyloniens aux néo-platoniciens et ceci
n’a pas d’autre objectif que de « rappeler la toute prédominance de
l’anthropologie conçue de manière dualiste, le caractère impersonnel de l’âme
une fois parvenue à sa perfection, l’absence de téléologie du corps et la thèse
contestée de la lente progression de la doctrine de la spiritualisation du pneuma » (p. 143).
Reprenant à
son compte (mais hors contexte) la citation de Cioran « si la philosophie
n’avait pas progressé depuis les présocratiques, il n’y aurait aucune raison de
se plaindre », Jean
Boboc condamne la philosophie grecque dans son ensemble du fait de son
anthropologie matérialiste a-pneumatique tout en concédant à certains
représentants des écoles stoïciennes du monde hellénistique un « monisme
spiritualiste où le monde est pénétré de logos
et d’esprit » (p.145). L’auteur récapitule ensuite les « moments
significatifs » qui ont produit ce concept d’autonomie de la « nature
pure » et cette opposition entre nature et surnature irrecevables dans
l’orthodoxie chrétienne, de la théologie de la grâce chez saint Augustin aux
Lumières en passant par saint Thomas d’Aquin.
Le deuxième
moment de la démonstration pose le dilemme anthropologique qui s’offre à
l’homme : « naître à l’esprit » ou « cultiver le
vieil homme ». C’est là l’enseignement du Christ au Pharisien
Nicodème appelant ce dernier à la métamorphose, à mourir à l’ancienne vie pour
naître de nouveau. Nous trouvons dans ce moment, la justification de la
démarche apophatique « De même il y a une théologie apophatique menant
vers les plus profonds mystères divins, de même doit exister aussi une
anthropologie apophatique conduisant au mystère profond de l’homme » (p.
187). Si la logique analytique « classique » est mise de côté, c’est
pour mieux laisser la place à la logique apophatique permettant d’approcher le
mystère de l’homo absconditus, « l’image
divine, imprimée et vivante dans la créature » (p.190) qui échappe continuellement aux concepts bornés, à une réalité
ontologique insaisissable et qui est appelé à se changer, se métamorphoser par
pneumatisation en homo eschatologicus. Ni
science, ni philosophie, l’anthropologie révélée orthodoxe est bien une
connaissance d’ordre apophatique.
Enfin le
troisième moment est celui où Jean Boboc tire les conséquences de « l’unique
mutation anthropologique historique », celle de
l’Incarnation-Résurrection, véritable essence du christianisme, entraînant la « double
mutation ontologique » « Dieu s’est fait homme pour que l’homme
devienne Dieu à son tour » centrale dans toute la littérature patristique
de saint Irénée, saint Athanase ou encore, parmi d’autres, Grégoire de Nysse et
largement oubliée au sein du christianisme occidental, autrement dit catholique
romain et protestant. En effet, sous l’influence d’Anselme de Cantorbery, l’Occident chrétien allait très tôt ne retenir que la première
proposition (« Pourquoi Dieu
s'est fait homme ? ») condamnant ainsi le
catholicisme romain et sa « branche réformée » a une sorte
d’hémiplégie spirituelle et évacuant la divinisation, déification (theosis)
de l’homme tout entier en ses trois dimensions.
L’auteur met
donc en accusation les systèmes anthropologico-philosophiques qui ont, selon
lui, totalement échoué à répondre à la question « qui est
l’homme ? ». La dimension pamphlétaire de ce livre-thèse est, par
ailleurs, clairement assumée. On relèvera quelques titres de chapitres et
formules qui témoignent du caractère polémique de l’ouvrage :
« L’échec des systèmes anthropologico-philosophiques », « Le
naufrage anthropologique » « leur anthropocentrisme réducteur […]
appelé aussi à tort humanisme » (p. 167), « L’illusion de
l’anthropocentrisme » (p. 195), « l’influence néfaste de la théologie
juridico-morale de l’Occident » (p. 468), « les doctrines et théories
toujours présentées comme des vérités et non comme des hypothèses […] conduisent
à un cul de sac anthropologique » (p. 620), ou encore « Le temps du suicide
anthropologique » (p.629) pour désigner notre époque, etc.
Or donc,
Jean Boboc reprend là une position assez commune chez les théologiens
orthodoxes. Le dualisme du christianisme occidental -héritier de
l’a-pneumatisme des philosophies pré-chrétiennes- dont les meilleurs
représentants sont certainement Augustin et Thomas d’Aquin, a une lourde
responsabilité, notamment, dans la construction du dualisme cartésien, dans
celui des Lumières séparant l’homme de son créateur et finalement dans l’émergence
des philosophies matérialistes athées du XIXe siècle, du marxisme au
réductionnisme psychanalytique assimilant l’esprit à la psyché. D’Aristote aux
Lumières en passant par les intellectuels de la Renaissance, de saint Augustin
aux penseurs de la mort de Dieu puis de celle de l’homme (transhumanisme), il y
a donc un héritage macabre latent : la négation de l’esprit par sa
confusion avec l’âme, jusqu’à dans la disparition de cette dernière…
La
théo-anthropologie interpelle, bien sûr, des pans entiers de la recherche
médicale en particulier la bioéthique.
Tout ce que le père Boboc ose nommer « dérives
transgressives » (p. 636) de la recherche scientifique émane directement
de cette « anthropologie naturaliste et dualiste apneumatique » (Idem). On pourrait penser qu’il s’agit
là d’une réactualisation d’un antique débat entre science et religion ou encore
d’une volonté de nuire à la marche du « progrès ». Il n’en est rien. S’adossant
à Maxime le Confesseur notamment, Jean Boboc défend l’animation immédiate de l’être
humain et la coexistence de l’âme et du corps (p. 337) et voit dans les
connaissances scientifiques actuelles qui parlent en faveur de
l’individualisation de l’embryon dès sa conception, l’assurance de la validité
de sa thèse. En outre, la saisie du zygote humain par l’Esprit balaierait définitivement
les positions pythagorico-platoniciennes sur la préexistence des âmes,
totalement obsolètes, et trancherait définitivement en faveur de l’animation
immédiate, et rendrait par incidence intouchables l’embryon humain. Cependant,
le père Boboc ne s’oppose en aucun cas à la recherche scientifique en génétique
et embryologie tant qu’elle ne menace pas l’être créé. En cela, la méthode
actuellement répandue de fécondation in vitro, par exemple, est à proscrire car
elle produit des embryons surnuméraires. Pour autant, à titre d’exemple, les
travaux récents de chercheurs (Yamanaka, Gurdon), concernant la reprogrammation
possible de cellules adultes en cellules pluripotentes (p. 641) ne ferment pas
la voie à de nouveaux progrès souhaitables -du point de vue de l’anthropologie
orthodoxe révélée- dans le domaine médical car ceux-ci ne transgressent en rien
la condition de l’homme créé à l’image de Dieu.
Si ces
« éléments pour une théo-anthropologie orthodoxe » sont une
dénonciation des « cultures de mort » réduisant l’homme à son corps à
l’avoir et au paraître (« somatocratie ») et une mise en garde face
aux fausses promesses d’éternité des savants fous du transhumanisme, ils sont aussi
et surtout réaffirmation de la promesse et de l’espoir chrétiens de la « grande
métamorphose » de l’homme, de sa déification par la pneumatisation de tout
son être.