Interpréter la fascination d'Allan -le narrateur personnage- pour Maitreyi comme celle du colonisateur envers la colonisée comme il a pu être écrit et comme le feraient, sans aucun doute, nos spécialistes actuels en "postcolonial studies" (anglais obligatoire), s'il leur prenait l'envie, un jour, de lire un auteur ausi "réactionnaire" que Mircea Eliade n'a aucun sens.
Allan, le personnage narrateur, soit Eliade "cosmétisé" en ingénieur pour les besoins du récit (1), n'appartient pas à l'anglosphère (le monde britannique, précisément en l'occurrence l'empire britannique), ni à aucun des pays européens ayant une histoire coloniale. Allan-Mircea est Roumain. Et, si en effet, Allan à son arrivée en Inde semble posséder toutes les "qualités" du petit blanc arrogant et méprisant envers les autochtones, il ne s'agit, d'une part, que de la réaction, "normale" à l'époque d'un Européen, face à un monde méconnu ("j'étais venu plein de superstitions" p. 13) et d'autre part, l'évolution psychologique du personnage d'Allan (son regard sur cet Orient mystérieux) est fulgurante. A force de contacts avec les indigènes, Allan en arrive à maudire le monde des Blancs quand ses collègues britanniques (voir le personnage d'Harold Carr par exemple qu'Allan hait profondément) persistent à considérer ces Indiens, même "bien nés socialement", comme des "sales nègres", des "gens sales" à qui il est impossible de faire confiance.
L'histoire, semi-autobiographique- est simple : c'est le récit d'une union impossible entre Allan l'ingénieur européen (MIrcea le Roumain) et une jeune adolescente indienne, fille de Narendra Sen, protecteur et patron du jeune homme. L'ingénieur qui arrive en Inde avec une haute opinion de lui-même et considère sa présence en ce pays comme participant d'une mission civilisatrice d'un peuple arriéré, trouve cette adolescente d'abord laide, mais pourtant dès sa première rencontre avec la jeune indienne, il est déjà décontenancé en présence de cet être féminin chez qui il perçoit une dimension surnaturelle. Ainsi, à propos du bras et de la couleur de sa peau le narrateur homodiégétique écrit :"(...) on eut dit la chair d'une divinité ou d'une image peinte" (p. 12). La plupart des descriptions de Maitreyi révèle cette fascination d'Allan pour un être hors du commun, divinisé ou sanctifié : "J'eus le sentiment tout d'un coup de me retrouver en face d'une sainte" (p. 85) ou encore plus loin "je sentais à mon côté la présence d'une âme impénétrable et incompréhensible, aussi chimérique et impénétrable que l'âme de l'autre Miatreyi, la solitaire des Unpanishad." (p. 162) Voir : Maitri - Upanishad.
Mais Allan, tout au long de sa relation avec cette fille, basée tout d'abord sur des échanges intellectuels (on retrouve toujours l'espace favori d'Eliade : la bibliothèque, lieu d'érudition et territoire initiatique) et amicaux qui se transformera progressivement en amour fou, aura du mal à complétement intégrer toutes les codes culturels de cette société à laquelle appartient Maitreyi. On voit, en effet, un Allan plein d'incompréhensions face à cette jeune vierge toute imprégnée d'une culture traditionnelle avec ses rites étranges et conventions qui apparaissent rigides, voire absurdes pour un jeune Européen épris d'aventure, de liberté, d'amour libre sans contraintes : "Que de puissances devaient être consultées priées d'intervenir si nous voulions assurer notre bonheur" (p. 170). De ce choc culturel né de sa rencontre avec cet Orient indien encore "archaïque" (rien de péjoratif ici), Allan l'ambitieux occidental moderne n'arrivera jamais réellement à s'en remettre. S'il est prêt à se convertir à l'hindouisme, il continue à ressentir sa rencontre avec cet univers comme conflictuel. Il est face à une aporie.
Allan est à la fois jaloux et sidéré quand Maitreyi lui raconte qu'un de ses premiers amours fut un arbre, dans lequel elle montait parfois nue...Chabou, la petite sœur de Maitreyi confirme par son récit de la relation avec les arbres le panthéisme (ou le monisme) de ces Indiennes. "Panthéisme ! panthéisme!", écrit Allan dans son journal après avoir écouté le récit des jeunes filles qui fait figure de véritable révélation pour le jeune homme. Une telle attitude de la part d'êtres humains à l'égard d'êtres inanimés (des végétaux) est difficile à intégrer dans l'architecture psycho-mentale d'un Occidental. Le narrateur personnage ne cesse d'évaluer ce qu'il voit et entend émanant de ces jeunes femmes comme relevant du "primitif", de "l'enfance", comme étant paradoxal et incohérent. Mais, la perception de ce "monde archaïque" a, à n'en pas douter, plus à voir avec la fascination pour un "monde des origines" (re-)trouvé ici en Inde qu'avec le mépris du colon blanc pour les "mondes exotiques".
Pareillement, les signes d'affection que peuvent se manifester deux amis par contact des pieds, apparaissent comme trop sensuels et impudiques pour un Européen et dépassant, de facto, la simple relation innocente. A plusieurs reprises dans le récit, on découvre un Allan, jaloux (Maitreyi s'est-elle donnée à son maître spirituel-gourou, rumine Allan avant que Maitreyi - qui il est vrai plaît à beaucoup de mâles- lui confie clairement que cet homme comme tous les autres qu'elle a rencontrés ne l'ont jamais touchés et ne l'ont jamais intéressés) et dans l'incapacité de comprendre ces mœurs indiennes que, néanmoins, il finira par adopter en partie. Effectivement, après avoir été éloigné de force de son amour, Allan isolé dans se retraite ne se rêve-t-il pas en "tronc d'arbre (flottant) doucement, tranquille, heureux sur les eux du Gange,..Ne plus rien sentir, ne plus me souvenir de rien...Ne serait-ce pas donner un sens à la vie que de retourner à l'état de simple minéral, que d'être changé en cristal de roche, par exemple ? Être un cristal, vivre et répandre autour de soi de la lumière comme un cristal..." (p; 257). N'a-t-il pas alors, à ce moment, intégré en partie la philosophie de ces Indiens encore traditionnels, qui ne cessait de l'étonner autrefois ?
Allan multiplie les réflexions au sujet de la femme occidentale moderne (nous sommes dans les années 20 et 30), objet de son mépris, sans aucune qualité, sans mystère, prévisible dans ses intentions, banale dans ses perversions les plus extrêmes comme eut écrit Julius Evola (ami du savant roumain) et a-spirituelle qui a -en moyenne- déjà à l'époque, tous les défauts des hommes, au contraire, donc, de la femme orientale dont la "prise de possession" progressive (à l'époque...) relève de l'initiation mystique...
(1) A l'évidence, Eliade qui écrit avec "La nuit Bengali" (Maitreyi étant le titre original), une "page" romancée de son histoire personnelle (il part au Bengale durant 3 ans pour préparer une thèse de doctorat), s'est largement dissimulé derrière un personnage qui n'a pas sa connaissance du monde indien, dans le but de donner du "relief" au récit. L'auteur se sert de l'ignorance crasse d'Allan au sujet du "monde indien" pour mieux dévoiler progressivement les mystères de l'Inde. Cela dit, il fallait que ce Allan ne soit pas totalement psychorigide et ouvert à de nouvelles expériences pour permettre à Eliade de décrire ce processus d'ouverture de la conscience (certes plus ou moins abouti) de son personnage principal.
Eliade avait déjà approché ce monde là par la lecture et l'étude d'ouvrages théoriques sur l'Inde traditionnelle et n'a sûrement pas eu (toutes) les réactions d'étonnement que son personnage narrateur a dans ce roman face aux attitudes et mœurs des membres de cette société indienne.
La nuit Bengali (Maitreyi) de Mircea Eliade, date de parution en France : 1950.
Version utilsée : Editions Gallimard, Folio, 1979
|
Maitreyi Devi et Mircea Eliade |
à suivre...