Rappelons que Mircea Eliade à
l'instar de Carl Schmitt a montré que les grandes idéologies politiques, les
idées-forces, concepts politiques ont des origines théologiques, disons
religieuses. On peut citer deux grandes idéologies politiques illustrant cet
état de fait : le marxisme et le nazisme. Dans le premier cas, il s'agit d'une
reprise d'un "des grands mythes eschatologiques
du monde asiano-méditerranéen, à savoir : le rôle rédempteur du juste (le
prolétariat), dont les souffrances sont
appelées à changer le statut ontologique du monde" (Eliade, M., 1969 : p. 175). En affirmant le "rôle prophétique et la fonction sotériologique
(reconnu) au prolétariat" (Idem) et une lutte entre le Bien (la
classe productive exploitée) et le Mal (la Bourgeoisie exploitante et parasite)
qui verra le triomphe du premier, la structure mythique du marxisme apparaît.
Le mythe de l'âge d'or, d'un monde purifié au sein duquel seuls les élus (les
prolétaires) survivront à la Fin des temps (une fois la société communiste
établie) est similaire à celui du judaïsme et du christianisme. Les
ressemblances entre le marxisme et le mythe judéo-chrétien d'une fin absolue où
triomphe le Bien sont plus qu'évidentes. Ce mythe judéo-chrétien situe
cependant cet âge de béatitude après la destruction de ce monde là,
contrairement aux religions cosmiques pour lesquelles l'âge d'or se situe aux
commencements, aux origines, in illo
tempore...Dans le cas du nazisme, cette fonction sotériologique est
attribuée aux membres de la supposée "race aryenne". Celle-ci doit
combattre un autre Mal (les juifs) qui une fois éliminé verra le triomphe d'une
race de surhommes ; le terme de surhomme n'ayant, dans ce contexte, évidemment
rien de nietzschéen. Il est inutile d'insister plus longtemps sur ces analogies
concernant la constitution de ces idéologies politiques, qui ont marqué le
vingtième siècle, avec la structure mythique des religions. Nous dirons,
simplement, que le libéralisme relève aussi d'une structure mythique. Cet
ensemble regroupant la figure de l'individu rationnel, le Marché et sa "Main invisible",
le "doux commerce", censés mettre un terme à tous les conflits et
instaurant un monde pacifié tient également du messianisme et de
l'eschatologie. Hors ces mythes politiques, d'autres comportements de l'homme
moderne qui prétend assumer la désacralisation du monde dans lequel il vit
appartiennent également au domaine du religieux. Que l'on pense à la
contre-culture hippie et à ses codes, à la sexualité libre, à la
psychanalyse...Toutes ces modes et pratiques, scientifiques ou non, militent en
faveur d'une nostalgie des origines, d'une volonté de régresser à un état
initial (rites orgiaques, plongée dans les profondeurs de l'inconscient...),
pour accéder un mode d'être au monde débarrassé des conflits, des séparations,
autrement dit de retrouver une unicité originaire. Mircea Eliade développe
longuement ces idées à travers son œuvre scientifique ou littéraire, on voudra
bien s'y reporter.
Selon
Nicolas Berdiaev, cette conscience messianique propre aux Russes est héritée du
monde juif. "L’idée messianique a
été apportée au monde par l’ancien peuple hébreu, le peuple élu de Dieu, parmi
lequel devait naître le Messie. Et aucun autre messianisme n’existe que le
messianisme hébreu. Messianisme qui a trouvé sa justification dans l’apparition
du Christ... La conscience messianique à l’intérieur du monde chrétien est
toujours une rejudaïsation du christianisme, un retour à la vieille
identification judaïque du religieux universel avec le national. Dans la
vieille prétention que la Russie fût la troisième Rome, il y avait des éléments
indiscutables de judaïsme transposés sur le terrain chrétien... Partie de
l’idée de la troisième Rome, la conscience russe messianique traversa tout le
XIXe siècle, et s’épanouit chez les grands penseurs et les grands écrivains
russes" (Berdiaev, 1946, opus cité : p. 225-226).
Berdiaev, dans ses élans prophétiques, annonçait l'avènement d'une nouvelle ère
qui verrait la victoire de l'esprit sur ce rationalisme occidental qui dessèche
l'âme, après un combat entre les forces christiques et celles des ténèbres
sataniques duquel sortiraient vainqueur les premières pour établir une société
guidée par une chevalerie d'un genre nouveau. Mais Berdiaev est loin d'être le
seul russe à avoir montré la nature profondément anarchiste autant que mystique
(ces deux éléments se retrouvant en des proportions variées d'une personne à
l'autre) de l'homme russe-eurasiatique et son penchant naturel pour les
sciences occultes. Léon Tolstoï et son
christianisme "individualiste" anti-écclésiastique qui se rapproche
d'une certaine forme de bouddhisme, penchait
pour un mysticisme
panthéiste (le Grand Tout, l'Absolu, le Brahman), Fiodor Dostoïevski et son mysticisme
plus ascétique mais également Raspoutine comptent parmi les plus célèbres mystiques russes. Tolstoï et
Dostoïevski sont vus par Dimitri Merejkovski écrivain - ami de Berdiaev - qui
pensait pouvoir concilier la religion et la révolution socialiste, comme deux
types de Russes particuliers à partir desquels pouvaient naître une nouvelle
consciences religieuse. Helena Blavatsky est une autre grande mystique russe, fondatrice de la Société
Théosophique (1875). Elle a laissé une œuvre magistrale relative aux traditions
occultes de l'Orient et de celles de l'Occident dans l'objectif d'opérer une
synthèse à vocation universelle. Le mysticisme de Blavatsky a une dimension
géopolitique qui prévoit la création d'une puissance eurasiatique en mesure de contenir
l'expansion impérialiste britannique. Le poète Nikolaï Klyuev comme Grigori
Raspoutine pratiquaient une forme de mysticisme sexuel chrétien présentant des
ressemblances avec le tantrisme tibétain et le shivaïsme indien. Klyuev, qui se
revendiquait de la tradition des Vieux Croyants, pensait que Jésus-Christ était
homosexuel comme lui. Il pratiquait toutes sortes de rites occultes provenant
de la tradition spirituelle de l'Orient russe. Sa mystique, comme celle de son
ami Sergueï Essenine pour qui les Bolchéviques avaient fini par salir l'âme de
la Russie, était profondément géopolitique et consubstantielle au rejet de
toute forme d'occidentalisation d'une Russie qui était appelée à se régénérer
dans le cadre d'un projet grand-continental eurasiatique incluant toute
l'Europe et la Chine. Les néo-eurasistes actuels ont largement puisé dans cette
mystique et cette géopolitique de nature eschatologique, de Berdiaev à
Blavatsky...
Eliade,
M. (1969, rééd. 2009). Le mythe de
l'éternel retour. Archétypes et répétitions. Paris : Editions Gallimard, Coll.
Folio essais.
(Jean-Michel Lemonnier, extrait d'un livre non publié)